Se distraire n'est-il qu'un moyen de ne pas penser à soi ?
Approche intuitive :
1. Recherchez sur Internet une étude interrogeant le temps moyen que nous mettons, lorsque nous sommes dans une file d'attente (caisse de supermarché ou autres), pour sortir et consulter notre téléphone. Qu'en pensez-vous ?
2. Réfléchissez à nos modes de vie : nous arrive-t-il souvent de nous trouver dans des situations où notre attention n'est occupée ni par un objet (regarder un film, des vidéos, lire, suivre un cours, etc.), ni par une action (pratiquer un sport, vaquer à des tâches domestiques, réaliser un travail, etc.), ni par des interactions avec les autres (discussion, moment entre amis, etc.) ?
3. Si nous devons nous trouver seuls, sans rien qui nous occupe ni le corps ni l'esprit, que se passe-t-il alors ?
Dans ses Pensées, le philosophe Pascal analyse cette attitude humaine, qu'il nomme "divertissement".
Extrait :
Divertissement.
Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.
Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.
Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.
De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.
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Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.
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De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible. De là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.
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Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux‑mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchent.
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Mais qu’on juge quel est ce bonheur qui consiste à être diverti de penser à soi.
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Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse suffisent pour le divertir.
D’où vient que cet homme qui a perdu son fils unique depuis peu de mois et qui est accablé de procès, de querelles et de tant d’affaires importantes qui le rendaient tantôt si chagrin n’y pense plus à présent. Ne vous en étonnez pas. Il est tout occupé à savoir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent. Il n’en faut pas davantage pour chasser tant de pensées tristes. Voilà l’esprit de ce maître du monde tant rempli de ce seul souci.
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Mais, direz‑vous, quel objet a‑t‑il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici. Et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux‑là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.
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Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte. S’ils ne le cherchaient que comme un divertissement, mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser leur recherche de vanité de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent la véritable nature de l’homme.
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La vanité : le plaisir de la montrer aux autres.
Blaise PASCAL, Pensées, Fragment "Divertissement" n° 4 / 7 (Papier original : RO 139, 210, 209, 217-2 et 133), dans Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, 1954, p. 1138-1143.
Questions :
1. Ce texte s'ouvre sur la description d'une agitation des hommes qui leur occasionne beaucoup de peines. Recherchez des exemples contemporains permettant d'actualiser le même constat.
2. Pascal identifie alors la cause de tous ces tracas : "j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre". Expliquez cette affirmation, en analysant ce que cela signifierait pour un homme que de "demeurer en repos".
3. Cette première partie du texte a procédé de manière explicative, c'est-à-dire en identifiant la cause de cette conduite humaine. La suite du texte s'attache ensuite à en examiner la raison. Définissez, et différenciez, "cause" et "raison".
4. Analysez la définition de la condition humaine comme "si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près", en réfléchissant à ce que signifie la "consolation".
5. Pascal illustre cette origine consolatrice du divertissement par l'exemple extrême du roi qui, ayant tout ce que l'on peut désirer, aurait toutes les raisons d'être le plus heureux des hommes, et pourtant : "s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit." Pourquoi même celui qui a tout pour être heureux sombre-t-il dans le malheur s'il ne se divertit pas de lui-même ?
6. Pourtant, Pascal affirme que la richesse, le jeu ou les plaisirs charnels en tant que tels ne nous rendent pas heureux, mais au contraire nous causent du tracas. Pourquoi désirons-nous ce tracas ? Est-ce donc être heureux que de se précipiter vers des "tracas" qui nous détournent de notre condition ?
7. Pascal affirme d'abord qu'"on aime mieux la chasse que la prise". Que signifie cette métaphore ? Puis il ajoute : "ils ne se connaissent pas eux‑mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchent." Expliquez cette illusion que les hommes entretiennent sur eux-mêmes.
8. Si les hommes sont à blâmer, est-ce de s'adonner au divertissement ? Relisez de près ce passage : "Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte. S’ils ne le cherchaient que comme un divertissement, mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux". Quelle est la pire faute pour un homme ? Pourquoi se connaître soi-même en est-il l'unique moyen de prévention ?
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